Relativement indifférents à l’ouverture, dans une semaine, des Jeux olympiques, ils redoutent que le nouveau pouvoir ne revienne sur les programmes sociaux. Le vaste domaine d’Elison Felipe est caché au fond d’une ruelle. Il s’appelle la « communauté des écrevisses » – communauté plutôt que « favela ». On le découvre en quittant une avenue d’un quartier résidentiel de Recife, capitale de l’État du Pernambouc, au nord du Brésil. Là, 1 300 familles vivent cachées dans un magma de baraques en contreplaqués que menacent des eaux insalubres.
On s’y faufile, toujours accompagné, en évitant les chiens faméliques et bruyants, en dérangeant les coiffeurs de rue qui bâtissent des crêtes décolorées sur les crânes d’enfants rayonnants à la peau noire, en croisant des apprentis travestis ou prostituées au port impérial, ou en contournant les sept églises évangéliques dont les rangées de chaises de plastique blanc attendent les fidèles. Cet océan de misère a tourné les yeux vers le Mondial de football à Rio, il y a deux ans. Peu de monde, cette fois-ci, pour déclarer s’intéresser aux Jeux olympiques.
Lula, l’enfant du Pernambouc
Elison Felipe fait visiter son domaine. Il doit ressembler à celui dans lequel vivait Lula, président du Brésil de 2003 à 2011. L’enfant du Pernambouc a laissé ensuite les clés de la présidence à Dilma Rousseff, écartée du pouvoir en mai par « um golpe », un coup d’État, comme on le qualifie ici. Tous redoutent la suite, égrènent les dangers qui menacent un mouvement « qui a tiré quarante millions de Brésiliens de l’indigence en une dizaine d’années » résume Evanildo Barbosa, directeur de Fase. L’ONG brésilienne reçoit le soutien régulier du CCFD-Terre Solidaire. Elle est installée dans une maison où a vécu Dom Helder Camara, l’évêque de Recife, promoteur de la théologie de la libération.
Elison Felipe, 27 ans, est l’un de ces Brésiliens à la peau sombre dont la vie s’est ouverte avec Lula. La journée, il est professeur de capoeira dans les collèges. Le soir, il suit des cours d’informatique dans l’une des universités privées de Recife. Il bénéficie d’une bourse qui prend en charge les 700 reis mensuels (environ 200 €) de frais de scolarité, à condition qu’il ne redouble pas. « Je me suis retrouvé sur les bancs de la faculté à côté d’un étudiant qui possède une Harley Davidson. Nous avons parlé de nos vies, pris des verres ensemble. C’est fou comme l’inégalité est imprégnée dans la tête des gens », note Elison Felipe, en se faufilant dans ses ruelles.
« Nous risquons de tout perdre »
Elles débouchent sur des étangs d’eau salée où sont élevés poissons, écrevisses et crevettes. Plus loin, deux terrains de football sont un bien précieux sur laquelle veille la communauté. Elison Felipe, comme d’autres, redoute « la déconstruction par le nouveau gouvernement de tout ce que nous avons gagné ». Ce qu’il a gagné, c’est avant tout « la reconnaissance que nous, descendants d’Africains, avons construit ce pays. Une sorte de réparation. Avant, il n’était pas question de voir un Noir à l’université ». Depuis que Dilma a été écartée, il estime que « la police est revenue à ses méthodes violentes contre les Noirs. Elle nous considère comme des délinquants potentiels ».
« L’élite brésilienne a sifflé la fin de la partie. Elle a déclaré que cela suffisait »assure Evanildo Barbosa. « Nous vivons un coup d’État, même s’il n’y a pas de militaires dans les rues comme en 1974. Nous risquons de tout perdre. » Ce « tout » est d’abord la Bolsa Familia (bourse pour les familles), mesure emblématique qui bénéficie à 23 millions de Brésiliens. En moyenne, les familles touchent l’équivalent de 40 €. La somme dépend du nombre d’enfants. En contrepartie, les enfants doivent aller régulièrement à l’école et avoir à jour leur programme de vaccinations. « Le Brésil est sorti en 2014 de la carte de la faim dans le monde. En outre, ce programme a donné un réel pouvoir aux femmes. Ce sont elles qui reçoivent l’argent » se félicite Roberval, le directeur de l’AS PTA, à Campina Grande, à quatre heures de route de Recife, au cœur du Pernambouc.
La réforme agraire n’a pas eu lieu
Son ONG appuie les combats des agriculteurs de la région. Elle aussi est soutenue par le CCFD Terre Solidaire. Dans cette terre du nord du Brésil, les petits exploitants pratiquent une agriculture familiale sur quelques hectares, et citent le programme « un million de citernes » comme le changement majeur. Le Nordeste vit sous la menace constante d’une crise hydrique. Le programme mis en place par le gouvernement Lula consiste à équiper les fermes de citernes enterrées en béton.
L’autre révolution espérée, celle de la réforme agraire, n’a en revanche pas été entreprise par Lula et Dilma. Dans le Nordeste, tout le monde s’accorde à dire que Lula – et Dilma, dont le nom se prononce un ton plus bas – a aussi fait le jeu de « l’agro-industrie », cette agriculture du soja qui s’étend au sud du pays et aux marges de l’Amazonie. « Le parti des travailleurs a prôné une politique du gagnant-gagnant. Pauvres et riches devaient profiter de sa politique. Il n’a pas voulu s’attaquer aux structures des inégalités. On peut parler de réformisme mou » résume Evanildo Barbosa.
Un gouvernement de putschistes
Assis sous l’auvent de sa ferme vert pomme, Reginaldo explique : « Lula et Dilma ont jeté la pauvreté hors de nos âmes. Maintenant, la différence entre un pauvre et un riche est moins voyante. » En dix ans, ce paysan illettré devenu propriétaire de ses deux hectares a construit une citerne pour stocker l’eau des cultures et de ses porcs, une autre pour sa consommation familiale, et s’est lancé dans l’agriculture vivrière, grâce à différents programmes de crédits (accès à la terre, achat de machines agricoles, etc.).
Mais désormais, toutes les rumeurs circulent. Le nouveau gouvernement voudrait diminuer de 15 à 5 millions le nombre de bénéficiaires de la Bolsa Familia, compte réduire la majorité pénale à 16 ans pour lutter contre la délinquance juvénile, veut remonter de 10 ans l’âge de la retraite pour les agricultrices, qui était jusqu’alors de 55 ans. « Ce gouvernement de putschistes n’aime pas les pauvres » résume Alberto. Du moins, lâche Evanildo Barbosa, il voudrait revenir à « de simple distribution d’aumônes, au lieu d’un véritable travail social et politique ».